2023-11-26 Face à la drague du RN, la communauté juive s’interroge par Youmni Kezzouf

Préambule

Si les institutions juives continuent de considérer le Rassemblement national comme un adversaire politique, le soutien affiché du parti de Marine Le Pen à Israël et son entreprise de « dédiabolisation » séduisent certains membres de la communauté

Depuis le 7 octobre 2023, les cadres du Rassemblement national (RN) répètent la formule à longueur d’interview : le parti d’extrême droite, cofondé par un ancien Waffen-SS et présidé pendant trente-huit ans par Jean-Marie Le Pen, serait « un bouclier pour les juifs de France ».

L’expression n’est certes pas nouvelle – Marine Le Pen l’avait déjà utilisée dans un entretien à Valeurs actuelles en 2014, en désignant « le seul vrai ennemi: le fondamentalisme islamique » – mais elle est désormais martelée sur toutes les antennes pour mieux imprégner les esprits.

Louis Aliot, maire de Perpignan (Pyrénées-Orientales), avait théorisé comme le dernier « verrou idéologique » empêchant « les gens » de voter pour lui : l’antisémitisme

Fort de 88 député·es à l’Assemblée nationale, mais aussi d’une vice-présidence dans le groupe d’étude sur l’antisémitisme et d’une autre dans le groupe d’amitié France-Israël, le RN œuvre quotidiennement à faire sauter ce que Louis Aliot, maire de Perpignan (Pyrénées-Orientales), avait théorisé comme le dernier « verrou idéologique » empêchant « les gens » de voter pour lui : l’antisémitisme .

Une entreprise qui passe aussi par un soutien très affirmé à la politique d’Israël, à rebours de certaines positions historiques du parti.

La rhétorique du RN pour s’adresser à la communauté juive reprend des méthodes largement éprouvées : jouer sur les peurs et l’émotion, particulièrement fortes depuis les attaques du 7 octobre 2023 et la montée des actes antisémites en France. Judith Cohen Solal, qui a coécrit avec Jonathan Hayoun La Main du diable. Comment l’extrême droite a voulu séduire les juifs de France (Grasset, 2019), en analyse la réception : « Il y a des gens dans la communauté juive qui sont pris dans la séduction de Marine Le Pen, parce que ce discours a l’air magique, il désigne l’ennemi . »

La psychanalyste insiste sur l’importance de ces marques de soutien

La psychanalyste insiste sur l’importance de ces marques de soutien dans un moment de profonde angoisse : « Ce qui ressort, c’est la sensation d’extrême solitude des Français juifs, cette angoisse perpétuelle et cette soif de voir qui va être à nos côtés.

Dans ce moment-là, pour atténuer l’inquiétude, certains ont minimisé le danger que représente l’extrême droite, pour la France mais aussi pour les juifs plus spécifiquement. »

Lors de la marche contre l’antisémitisme, un collectif de militants juifs de gauche, Golem, s’est par exemple fermement opposé à la présence du parti d’extrême droite

Ce n’est évidemment pas le cas de tous les membres de la communauté juive, diverse et hétérogène. Lors de la marche contre l’antisémitisme, un collectif de militants juifs de gauche, Golem, s’est par exemple fermement opposé à la présence du parti d’extrême droite.

Alain* et Francis*, commerçants juifs rencontrés à Sarcelles (Val-d’Oise), où vit une importante communauté juive, confirment ce sentiment de peur : « En ce moment, on se sent vulnérables, on est contents de trouver un peu de soutien, peu importe d’où il vient. »

Marine Le Pen avait été la première à parler de « pogrom » à l’Assemblée nationale pour désigner les attaques du Hamas contre Israël.

Patrick Haddad, maire socialiste de la commune francilienne, a d’ailleurs constaté un changement de discours parmi ses administré·es. «Dans la communauté juive locale, Marine Le Pen n’apparaît plus comme un danger, dit-il. Elle n’est pas encore une force d’attraction, mais elle n’est plus un sujet, il y a une sensibilité à la dédiabolisation du RN. »

Alain abonde : « Sur la question de l’antisémitisme, depuis le 7 octobre, je considère que le RN tient la route. » Son ami Francis et lui assurent cependant ne pas être dupes face à ce qu’ils perçoivent comme une manœuvre électorale : « C’est de la politique, chacun essaye de tirer la couverture vers lui. C’est facile de parler à des gens en détresse comme nous, mais si ce n’est pas sincère, on s’en rendra compte. »

Surtout, les deux amis confient leur « profonde déception » à l’égard de la gauche

Surtout, les deux amis confient leur « profonde déception » à l’égard de la gauche, focalisant leurs critiques sur le chef de file de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon.

Des positions individuelles qui évoluent

Selon le documentariste et essayiste Jonathan Hayoun, également ancien président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), « il y a dans le discours ambiant un désir de raconter l’histoire d’une extrême gauche de plus en plus antisémite, et en même temps de désigner une évolution positive de l’extrême droite, parce que ça rassure tout le monde de se dire qu’un parti qui arrive plusieurs fois au second tour de la présidentielle évolue positivement et se débarrasse d’un des éléments centraux de sa construction et de son existence : l’antisémitisme ».

Lors de la marche contre l’antisémitisme organisée à Paris, le 12 novembre 2023, par les présidents des deux chambres du Parlement, plusieurs dizaines d’élu·es RN ont défilé, en fin de cortège, accompagné·es par des membres de la Ligue de défense juive (LDJ).

Ce groupuscule nationaliste aux méthodes musclées entretient depuis les années 2000 des liens avec le Front national (FN), dirigé à l’époque par Jean-Marie Le Pen, qui frayait parallèlement avec des figures telles qu’Alain Soral et Dieudonné, condamnées ensuite pour des propos antisémites.

Jean-Claude Nataf, un des cofondateurs de la LDJ

Jean-Claude Nataf, un des cofondateurs de la LDJ, a également côtoyé Philippe Péninque, ancien président du Groupe union défense (GUD) et cofondateur d’Égalité et réconciliation, devenu un temps l’éminence grise de Marine Le Pen.

Les deux hommes étaient notamment apparus ensemble au 1er Mai du FN, en 2013. En 2014, Jean-Claude Nataf déclarait à Libération : « Le FN n’a pas notre sympathie, mais pourquoi détourner les gens du danger réel ? Aujourd’hui, 100 % de nos agresseurs viennent de la “diversité”».

Quatre ans plus tard, quelques dizaines de ses membres étaient présents aux côtés du service de sécurité du RN pour protéger Marine Le Pen, huée par la foule pendant la marche en hommage à Mireille Knoll. Contactée par Mediapart, la LDJ n’a pas répondu.

Serge Klarsfeld occupe une place singulière

Si les institutions juives, à commencer par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), ont dénoncé la présence du RN dans la manifestation du 12 novembre, plusieurs personnalités s’en sont satisfaites. Parmi celles-ci, Serge Klarsfeld occupe une place singulière. L’historien et avocat, figure de la traque des criminels nazis avec sa compagne Beate, a trouvé « tout à fait positive » la venue du RN.

Une position personnelle qui s’inscrit dans l’évolution de son discours à l’égard du parti d’extrême droite, qu’il qualifiait encore en 2016, dans La Main du diable, de « parti attrape-tout qui pratique la démagogie envers tous les groupes sociaux, qui veut attraper les juifs pour atteindre une certaine respectabilité ».

Quatre ans plus tard, Serge Klarsfeld avait accepté d’être décoré par Louis Aliot, provoquant de nombreux débats au sein des institutions juives.

Il assumait alors, lors d’une rencontre organisée par le Crif, vouloir saluer les évolutions positives du parti sur la question de l’antisémitisme : « C’est une manière de combattre le RN que de l’aligner en partie sur nos valeurs, s’était-il défendu. Je salue chaque pas en avant. Quand Marine Le Pen condamne la rafle du Vél’ d’Hiv’, c’est tout de même mieux que si elle s’alignait sur les thèses de Faurisson. » Pour les institutions, une ligne claire

Du côté des institutions juives, on insiste fortement sur une ligne qui ne dévie pas : le RN est toujours un ennemi politique

Du côté des institutions juives, on insiste fortement sur une ligne qui ne dévie pas : le RN est toujours un ennemi politique, et les prises de paroles qui remettent cela en question ne sont que des positions individuelles. « Les institutions juives tiennent la ligne, affirme à Mediapart Yonathan Arfi, président du Crif.

On n’invite pas le RN ni Zemmour. Le monde juif reste un verrou pour Le Pen. »

Samuel Lejoyeux, président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), abonde : « Le verrou saute partout, mais pas du côté des institutions juives .

On devrait saluer ça. Les institutions juives ont été beaucoup plus claires que Larcher et Braun-Pivet sur le RN et sa place dans la marche contre l’antisémitisme. » Pour lui, on ne peut, dans ces conditions, parler d’une extrême-droitisation de la communauté juive en France.

Il concède toutefois que la posture du RN depuis le 7 octobre rend la lutte contre l’extrême droite plus ardue : « Le vrai sujet, c’est de continuer à expliquer aux gens que l’extrême droite, qui a un discours très en soutien, reste le mal absolu. Le travail de pédagogie sur le danger du RN est plus difficile. »

Dans les urnes, analyser un supposé « vote juif » est impossible, comme il est illusoire de vouloir corréler mécaniquement appartenance religieuse et comportement électoral. En 2014, une enquête avait observé les résultats électoraux dans les bureaux de vote du quartier de Sarcelles où réside une importante communauté juive. Les données montrent, outre un important soutien à Nicolas Sarkozy, que le vote en faveur de Marine Le Pen progresse, mais dans les mêmes proportions que dans la commune entière, avec des scores qui restent faibles. Si l’on poursuit l’observations de ces cinq bureaux sur les scrutins suivants, on voit que le score du RN était en moyenne de 2,7 % au premier tour en 2007 et qu’il est passé à 7,3 % en 2022.

Dans le quartier de la « petite Jérusalem » de Sarcelles

Dans le quartier de la « petite Jérusalem » de Sarcelles , Marine Le Pen n’a donc pas réalisé de scores importants lors de l’élection présidentielle de 2022.

Pour autant, l’extrême droite n’était pas absente des urnes. Éric Zemmour a obtenu de très bons scores, jusqu’à 39 % des suffrages exprimés dans ces bureaux, bien au-delà de son score national (7 %), tout comme en Israël, où la participation était en revanche extrêmement faible (10 %).

Des résultats qui font dire au maire de Sarcelles, Patrick Haddad, qu’Éric Zemmour « est devenu l’extrême droite acceptable pour la communauté juive, puisque juif lui aussi ».

Pour lui, « le zemmourisme est une traduction française, à peu de choses près, de la vision du monde de Nétanyahou».

Samuel Lejoyeux, président de l’UEJF, s’inquiète de la diffusion des idées xénophobes du patron de Reconquête dans la communauté juive française : « Zemmour a profité d’un réflexe de vote communautaire et représente une porte d’entrée idéologique vers l’extrême droite. Il a pu faire infuser des idées, faire sauter quelques verrous. »

Au second tour de la présidentielle, Éric Zemmour a appelé ses électeurs et électrices à voter Marine Le Pen.

Une consigne de vote qui n’a pas été suivie mécaniquement dans les bureaux de la « petite Jérusalem ».

« Son appel à voter Marine Le Pen n’a pas marché, les gens ne sont pas passés de l’autre côté », se satisfait Patrick Haddad, tout en s’inquiétant des prochaines échéances électorales et du moment où un candidat ne portant pas le nom Le Pen se présentera sous l’étiquette RN.

Pour l’heure, Alain et Francis restent sur leurs gardes : « Le RN a plein d’idées qui ne nous conviennent pas, qui sont dangereuses, pour nous comme pour les musulmans. S’ils sont élus, ce sont les juifs et les musulmans qui vont prendre. »

Youmni Kezzouf