2023-11-26 Dans le XIXe arrondissement de Paris, « les choses sont moins caricaturales qu’on le croit » par Pauline Graulle

Préambule

Loin du tumulte médiatique, un calme précaire règne depuis le 7 octobre 2023 dans ce quartier cosmopolite où vit l’une des plus grandes communautés juives d’Europe. Un climat qui s’explique aussi par la grande prudence des responsables politiques locaux, qui veillent à ne pas souffler sur les braises.

HorsHors de question d’ôter sa kippa. « Tant que la police fait son travail, on est en sécurité en France », souffle Michaël, affairé à empiler des cagettes de fruits sur le porte-bagage de son scooter. Sous la bruine de ce jeudi 23 novembre, le marché de Joinville, niché entre le bassin de la Villette et une synagogue Loubavitch, bat son plein.

« Le problème, c’est les médias : ils montent les gens les uns contre

« Le problème, c’est les médias : ils montent les gens les uns contre les autres », poursuit Michaël qui s’inquiète en revanche pour ses deux fils, l’un au front à Gaza, l’autre à Jénine. « Mais ici, ça se passe comme d’habitude », assure celui qui n’a pas trouvé utile de participer à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre.

Michaël n’est pas le seul à le dire. Des habitants du quartier aux élus locaux, tout le monde s’en étonnerait presque : depuis l’attaque terroriste du Hamas en Israël, le calme règne dans le XIXe arrondissement de Paris.

À entendre certains politiques et médias d’extrême droite, qui attisent depuis quatre semaines la haine intercommunautaire, cet arrondissement aurait pourtant tout de la poudrière.

Accueillant 70 synagogues et abritant l’une des plus grandes communautés juives d’Europe – quelque 40 000 personnes sur 185 000 habitants

Accueillant 70 synagogues et abritant l’une des plus grandes communautés juives d’Europe – quelque 40 000 personnes sur 185 000 habitants –, il héberge aussi une importante communauté musulmane et une jeunesse potentiellement éruptive, parfois mêlée à des rixes entre quartiers.

Mais si la sécurité aux abords des écoles et des lieux de culte a été renforcée, aucun incident majeur n’a encore été relevé par les autorités.

Rien à voir avec l’ambiance post-deuxième intifada, au début des années 2000, quand la température était montée d’un cran dans ce melting pot du nord-est de la capitale.

Sur les murs de la place des Fêtes, les affiches des otages sont restées intactes .

Rien à signaler non plus sur la dizaine d’œuvres de Yad Vashem sur la libération accrochées aux grilles du parc des Buttes-Chaumont.

« La communauté juive est inquiète, mais il n’y a pas eu de vrais actes antisémites, confirme Salomon, commerçant dans le secteur casher et habitant de la rue Manin depuis quarante ans. Bien sûr, il suffit d’une étincelle pour allumer le feu car les braises sont là. Mais pour l’instant, ça tient. »

Venue faire ses courses au marché de Joinville, une dame portant le voile indique avoir « envoyé un message à tous [ses] voisins juifs ». « Si on n’est pas là quand nos amis ne vont pas bien, à quoi ça sert ? », dit-elle.

À côté d’elle, Yael Lerer, candidate de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) aux dernières élections législatives dans la circonscription des Français vivant en Israël, savoure la scène : « Il faut arrêter de croire qu’il y aurait un antisémitisme “arabo-musulman” généralisé, dit celle qui habite le XIXe depuis plusieurs années.

Regardez, tout se passe bien ici comme, à ma connaissance, à Aubervilliers ou à Bobigny. Je ne nie pas qu’il y ait une peur authentique ressentie par certains juifs, et je peux le comprendre car elle est sans cesse entretenue par le monde médiatico-politique. Mais les choses sont infiniment plus complexes. »

La Franco-Israélienne, militante de longue date pour l’égalité et la justice en Israël et Palestine, fait défiler une série de photos sur son smartphone prises le jour de Roch Hachanah.

On y voit une ribambelle d’hommes en tenue traditionnelle qui, au milieu des badauds bobos du quartier, jettent symboliquement leurs péchés dans l’eau du canal de l’Ourcq. « À Tel-Aviv, ce serait mal vu, pas ici », affirme Yael Lerer.

Est-ce du fait de l’organisation urbaine de l’arrondissement, où les quartiers s’emboîtent en petits îlots ? Du fait de l’histoire de ce quartier où les vagues d’immigration se sont sédimentées au fil des siècles, formant aujourd’hui un puzzle culturel et religieux hétérogène (127 nationalités en présence) ?

Toujours est-il que « pour l’instant, il ne se passe pas grand-chose », observe Mahor Chiche, adjoint socialiste à la mémoire et aux commerces à la mairie, qui met aussi ce calme précaire sur le compte des « stratégies d’évitement : les gens ne veulent pas casser le vivre-ensemble fragile qui fonctionne ici, alors ils évitent de trop parler du conflit ».

Pour Léa Filoche, élue Génération·s de l’arrondissement au conseil de Paris, la raison de cette relative quiétude serait également à chercher dans l’histoire récente. Notamment dans l’affaire de la « filière des Buttes-Chaumont », ce groupe djihadiste basé dans le XIXe, qui fut la couveuse idéologique des frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo. « Nous sommes sur une terre difficile, mais le traumatisme de 2015 a donné lieu à une introspection générale et la mairie a mené un gros travail sur la tolérance avec les centres sociaux, les clubs de prévention et les associations de quartier », explique l’adjointe aux solidarités d’Anne Hidalgo.

Par ailleurs, souligne-t-elle, « depuis le 7 octobre, les élus locaux se sont montrés responsables. La gauche est restée soudée. Globalement, il n’y a pas eu d’instrumentalisation du conflit ».

Quelques rares incidents politiques

Avec deux Insoumises comme députées du territoire, l’histoire aurait pourtant pu s’écrire autrement.

D’autant que si la circonscription de Sarah Legrain recouvre la majeure partie de l’arrondissement, celle de Danièle Obono, vilipendée pour ses propos sur le Hamas, chevauche la partie la plus populaire du XIXe – de Stalingrad à la Porte d’Aubervilliers, en passant par la rue Curial.

Mais à l’inverse d’autres villes à forte communauté juive, à l’instar de Sarcelles (Val-d’Oise) où le contexte politique est tendu, tout le monde fait preuve ici d’une certaine pondération.

À commencer par le maire socialiste de l’arrondissement, François Dagnaud – joint par Mediapart, il n’a pas trouvé le temps de répondre à nos questions –, dont la conduite précautionneuse semble faire l’unanimité, de sa majorité plurielle (communistes, écologistes et Génération·s) à l’opposition municipale.

Durant une journée, des photos d’otages ont été projetées sur l’hôtel de ville, place Armand-Carrel, mais le drapeau d’Israël n’a pas été accroché au fronton. L’édile a aussi refusé les prises de parole après la minute de silence observée lors du premier conseil municipal organisé après le 7 octobre 2023. Pas question de prendre le moindre risque.

Hadrien Bortot, dirigeant de la section PCF du XIXe arrondissement

En ce moment, on est tous un peu prudents.

Une attitude jugée « raisonnable et intelligente » par Marie Toubiana, élue Les Républicains (LR) du XIXe, aussi bien que par l’élu écologiste Andréas Pilartz, qui salue « la stratégie de tempérance du maire ».

« En ce moment, on est tous un peu prudents », reconnaît Hadrien Bortot, dirigeant de la section PCF du secteur, qui souligne que « dans le XIXe, les choses sont moins caricaturales qu’on le croit, y compris sur la question palestinienne ».

Il précise : « Non seulement, on y trouve une jeunesse issue de l’immigration qui demande à avoir des informations sur Gaza, mais même chez les juifs, la population est composite : il y a aussi bien des juifs originaires d’Afrique du Nord, qui votent parfois pour Zemmour, que des Ashkénazes sécularisés très à gauche et des ultra-orthodoxes qui se détournent de la politique française…

En réalité, la problématique de l’arrondissement est moins l’identité que la précarité et la misère, qui touchent toutes les communautés. »

Il y a quinze jours, les communistes, dont le local jouxte une librairie orthodoxe, ont distribué des tracts sur la Palestine place des Fêtes.

Pas d’anicroches. La dernière réunion du comité Palestine de l’arrondissement, à l’initiative de plusieurs organisations politiques, syndicales et associatives, a d’ailleurs fait le plein.

Certes, il y a eu cette mésaventure, le lendemain des attaques du Hamas.

Venus tracter sur le marché de Joinville, des militants du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), qui avait publié la veille un communiqué apportant son soutien « aux moyens de luttes [que les Palestiniens] ont choisi[s] pour résister », ont été violemment pris à partie par deux hommes. « Des gens d’extrême droite », raconte Danièle Obono, présente ce jour-là, qui a aussitôt envoyé un courrier au maire.

Pour la députée, qui note que les fauteurs de trouble ont été expulsés du marché par les habitants, l’incident est loin d’être révélateur d’une bronca généralisée.

« Oui, certaines personnes m’interpellent, mais on discute et on sort rapidement de la caricature », relate ainsi celle qui a récemment quitté en plein direct le plateau d’I24 après avoir vu son parti qualifié d’« antisémite » par un chroniqueur.

« Dans la vraie vie, les gens sont moins virulents que sur les réseaux sociaux et à la télé. Ils savent faire la part des choses », veut croire Danièle Obono. « Les jours qui ont suivi l’altercation à Joinville, on a fait des collages, des diffusions, on n’a pas eu de problème. Il faut dire que vu ce qu’il se passe là-bas, l’opinion évolue », ajoute Alex, militant du NPA dans l’arrondissement.

La gauche locale n’est toutefois pas à l’abri de quelques turbulences.

À la veille de la manifestation contre l’antisémitisme, lors de la cérémonie du 11 Novembre 2023, Mahor Chiche a ainsi ostensiblement tourné le dos quand Danièle Obono et Sarah Legrain ont déposé leur gerbe de fleurs.

« Ce n’était pas dirigé contre les députées, c’était un acte spontané de protestation contre la position de LFI qui a refusé de qualifier le Hamas de groupe terroriste puis d’aller à la marche contre l’antisémitisme », avance l’adjoint au maire, qui « salue » en revanche la présence de Clémentine Autain et de François Ruffin lors du rassemblement à Strasbourg .

Quoiqu’il affirme avoir ainsi voulu faire écho à un « émoi partagé par des anciens combattants et des habitants », le geste a été diversement apprécié dans la classe politique locale.

« C’est une question de valeurs, justifie le socialiste.

LFI n’a pas eu la moindre empathie pour les victimes du 7 octobre 2023, je ne comprends toujours pas pourquoi. »

Des questions sur la position de LFI

Une incompréhension teintée de colère que ressent lui aussi Ludovic.

Le jeune homme, qui travaille à Lucien-de-Hirsch, l’un des plus importants groupes scolaires confessionnels juifs en Europe (plus de 1 000 élèves), parcourt la rue Petit ce soir de novembre, chapeau noir sur la tête et tsitsits dépassant de la veste.

« Pour les juifs de gauche, il y a un avant et un après le 7 octobre 2023», estime celui qui se classe « très à gauche ».

« On n’a pas entendu de parole forte de Mélenchon sur l’antisémitisme.

LFI a eu une position bancale inexcusable. »

« Les Insoumis provoquent le rejet, abonde Salomon, le commerçant cité plus tôt.

Quant à François Dagnaud, il a été trop hésitant, de peur de froisser son électorat.

Quand je fais le tour des synagogues, je constate que la communauté juive ne se sent pas représentée politiquement dans le XIXe. »

Auprès de Mediapart, la conseillère de Paris LR Marie Toubiana est plus virulente encore : « Sarah Legrain a été élue avec une très forte d’abstention [un peu plus de 50 % – ndlr] et je suis persuadée que si les législatives avaient lieu aujourd’hui, elle perdrait largement car, cette fois, la communauté juive se mobiliserait contre elle. »

Élue dès le premier tour sur la circonscription en juin 2022 grâce à l’alliance de la Nupes, après une première tentative infructueuse en 2017, Sarah Legrain affiche pour sa part une certaine tranquillité.

Certes, elle constate un peu plus de mails « d’interpellation » ces dernières semaines.

« Il y a de l’incertitude, de l’incompréhension, on peut me demander pourquoi LFI ne soutient pas davantage Israël ou pourquoi nous n’avons pas voulu employer le mot “terroriste” concernant le Hamas.

Mais certains habitants que je croise me disent aussi de “tenir bon”. Et je n’ai pas eu de remarques sur le supposé antisémitisme de LFI », affirme celle qui s’est toutefois gardée de relayer le tweet polémique de Jean-Luc Mélenchon où il fustigeait la marche du 12 novembre 2023 .

Il n’empêche que la jeune députée ne s’est pas privée pas de critiquer ouvertement la manifestation où s’est rendue l’extrême droite.

Et relaie abondamment les appels au cessez-le-feu et les informations sur le drame des Palestiniens bombardés par Tsahal. « Je ne me suis pas spécialement exposée durant la période car la politique étrangère n’est pas ma spécialité, mais je n’ai pas dévié de la ligne de mon mouvement », insiste-t-elle.

Le 9 novembre 2023, Sarah Legrain s’est rendue à la commémoration des 85 ans de la Nuit de cristal en compagnie notamment de Clémence Guetté, élue à Créteil (Val-de-Marne), où vit également une importante communauté juive.

Mardi dernier, lors d’une AG du groupe local du XIXe, elle recevait le collectif Tsedek regroupant des juifs décoloniaux. Pour elle, une chose est sûre : « Les habitants et moi, nous ne voulons qu’une chose : la paix. »

Pauline Graulle